Exemples de productions ALAMO classées à partir des contraintes

Guy Chaty

  (suite de l'article sur l'historique)

A. Programmes déjà existants dans l'ordinateur

Ici, l'utilisateur est seulement un lecteur. Les textes présentés ici ont été tirés au hasard. Un autre lecteur pourra obtenir d'autres textes. Le nombre des possibles est indiqué pour certains programmes. On ne peut savoir si les textes obtenus sont inédits !

  1. Alexandrins au greffoir (Marcel Benabou, Jacques Roubaud). A partir d'hémistiches issus des plus célèbres alexandrins de la langue française.
    Au sourire si doux il aspire à descendre
  2. Aphorismes à votre façon (Marcel Benabou). On retire à un aphorisme de la tradition quelques uns de ses mots-clés. On leur substitue des mots convenablement choisis dans un lexique.
    Si tu veux l'art, prépare la confusion.
  3. Le XLIème Baiser d'amour de Quirinus Kuhlmann (1651, 1689). Conçu comme un "moule" fixe où viennent s'insérer des occurrences lexicales convenablement appariées afin qu'une morale se dégage.
    L'instabilité des choses humaines

    Après éclair
    vient foudre
    Après peine
    vient joie

    Car fumée
    aime vapeur
    comme souci
    cherche tombe

    Ainsi fort
    évite faible
    mais corps
    chasse âme

    Tout alterne ; tout veut aimer ; tout paraît haïr quelque chose :
    Seul qui médite ce principe aura accès à la sagesse.
  4. Les dizains de Marcel Benabou. Permutations de dix alexandrins, deux vers qui riment doivent être séparés par 0, 1 ou 2 autres vers. 145 920 possibles.
    La vie s'est réfugiée au profond des miroirs
    Les rues muettes me regardent sans me voir
    Encore enveloppé des ruses du printemps
    Quel cadavre la nuit ne reprend son essor
    Le feu du ciel alors s'est éteint brusquement
    Pour retrouver l'enfant survivant aux décombres
    Tout est rêve et la vie et l'amour et la mort
    Au-dessus de la craie qui poudre les fleurs vertes
    On entre en souriant dans le berceau de l'ombre
    Je débarque parfois dans ma ville déserte
  5. Les litanies de la Vierge. A partir d'un poème de Jean Meschinot (1415-1491) : permutations des hémistiches de même longueur tout en respectant le système des rimes a b a b b c b c, qui fonctionne aussi pour les rimes intérieures. 36 864 possibles.
    Dame Defens. Très chière Pucelette
    Infini Pris. Souvenir gracieux
    Mame Desfens. Mère de dieu Très nette
    Esjouy Ris. Plaisir mélodieux
    Apuy Rassis. Désir humble joyeux
    Cueur doux et chier. Confort seur et parfait
    Rubi chieris. Safir Très précieux
    D'onneur sentier. Suport bon en tout fait
  6. Rimbaudelaire. Le moule a été obtenu en réduisant Le dormeur du val à un squelette dépourvu de mots pleins (substantifs, adjectifs et verbes). Ce squelette est alors nourri de mots appartenant au vocabulaire de Baudelaire, et qui respectent, bien sûr, de très fortes contraintes syntaxiques, rythmiques, etc
    Le Rêveur du souvenir

    C'est un air de jeunesse où nage une chimère
    Emportant lentement aux âmes des brûlots
    D'or pur ; où le rayon de la verdure fière
    Rit : c'est un fougueux souvenir qui brille de grelot

    Un archer frêle, tête hurlante, cible nue
    Et la gorge brillant dans le cuit bosquet lourd
    Court ; il est recueilli dans l'herbe, sous la crue,
    Frêle, dans son champ rond où la surprise court.

    Les pleurs dans les brûlots, il fond. Cet oiseau frêle
    Creuserait un géant placide, il ouvre une aile :
    Jeunesse, calme-le chaudement : il est sourd.

    Les parfums ne font pas murmurer sa retraite ;
    Il court dans le glaïeul, la fleur sur sa chaînette,
    Mystique. Il a six pleurs sombres au matin froid.
  7. Triolets de Braffort. C'est un poème de deux strophes où les rimes se présentent dans l'ordre a b a a a b a b. De plus, le premier vers est répété en 4 et en 7, le second en 8.
    C'est la norme du triolet
    pour la minute d'une étreinte
    les vélos gardent leurs valets
    C'est la norme du triolet

    De la Romanche ou du Valais
    pour Perros-Guirec ou pour Saintes
    C'est la norme du triolet
    pour la minute d'une étreinte

B. Programmes créés par un utilisateur

I . avec LAPAL

L'utilisateur est cette fois l'auteur qui doit inventer un programme comprenant structure, corpus, contraintes.

  1. Quatrains embrassés (Michel Schoenacker). Corpus : vers extraits de la légende des siècles de Victor Hugo. Contraintes de rimes : abba.
    Il a soif; les flacons tentent sa lèvre avide
    Et je ne sentais plus ni le temps ni le nombre
    Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
    Et sa course, écheveau qui sans fin se dévide
  2. Quatrains croisés (Michel Schoenacker). Corpus : vers extraits de la légende des siècles de Victor Hugo. Contraintes de rimes : abab
    On voit un grand palais comme au fond d'une gloire
    La vie en ce donjon a le pas solennel
    A la magnificence éclatante du soir
    A présent l'immortel aspire à l'éternel
  3. Acrostiche (Michel Schoenacker). Corpus : vers extraits de la légende des siècles de Victor Hugo. Contrainte : Les premières lettres forment le mot ALAMO.
    Allez vivre cachés, prudents, contents, infâmes !
    L'âtre enfante le rêve, et l'on voit ondoyer
    A Bagdad, tête auguste au vil peuple apparue,
    Mais, aujourd'hui, vos preux ne valent pas des femmes,
    On a livré la place, on n'a point combattu !
  4. Charlie Baud (Gilbert Moreux). Corpus : vers extraits de Baudelaire. Contraintes de rimes : abba.
    Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
    Valse mélancolique et langoureux vertige !
    Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
    Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
  5. Ritournelles (Gilbert Moreux). Corpus : vers extraits de Victor Hugo. Contraintes de rimes : abab.
    Ne m'attends pas ce soir, il faut que je m'en aille
    Ma main fait et défait les générations,
    Chantez, oiseaux ! ruisseaux coulez !croissez, feuillages
    Les temps sont venus, l'homme a pris possession

    S'en aller d'ici bas, partir à tire d'ailes,
    Ma main fait et défait les générations,
    Et mes yeux dans la nuit,devinaient tes prunelles,
    Les temps sont venus, l'homme a pris possession

    Aimez les gens de bien, ayant toujours envie,
    Nous suivrons du hasard, la course vagabonde,
    Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
    Il allait frétillant, comme un poisson dans l'onde
  6. Huitains-déca : contrainte sur les rimes (deux quatrains, rimes embrassées) d'après corpus de vers — décasyllabes — de Paul Braffort
    Et risquant ses longs sanglots indécents
    Pour l'Hydre de Lerne et ses vingt museaux
    Elle me caressa avec son plumeau
    C'était un virus bien envahissant
    Las, je ne fais pas partie du panel
    Tourne le ballet de mes petits rats
    Qui me lut jadis un jour me lira
    Au condensat des franges de Fresnel

    Entrez dans la ronde, entrez dans la danse
    La gravitation longtemps m'attira
    Qui me lut jadis un jour me lira
    Pour l'acide Albion et la douce France
    Moi j'en ai compté des mille et des cents
    Pour Poilâne c'était du pain bénit
    Perdant leur procès contre l'infini
    C'était un virus bien envahissant

    Zorn m'a torturé de son fameux lemme
    Tandis que la pub aussi nous intoxe
    Aux Euclide ardus je préfère Eudoxe
    Pour que se ferme la pénultième
    Stages d'Alamo sont heures de gloire
    Et déjà Londres s'appelle Paris
    Pour Poilâne c'était du pain bénit
    En ce fichier ce bitmap ce grimoire
  7. Vies brèves (Jean-Philippe Roussilhe). Structure fixe -moule- répétée (4 fois), avec variables : corpus de nom d'écrivain, d'oeuvre littéraire, de date, de lieu, de mode grammatical (affirmatif, interrogatif)
    Essayez d'imaginer un écrivain français né en 1888 à Dublin qui aurait étudié les littératures romanes à Milan avant de publier Lolita puis les Impressions d'Afrique qui serait passé inaperçu, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Paris en 1977 ! Pourquoi ne pas imaginer un écrivain anglais né en 1880 à Montreux qui aurait étudié les mathématiques à Prague avant de publier la Connaissance de la Douleur puis le Verdict qui lui aurait apporter la gloire, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Prague en 1933 ? Comment imaginer un écrivain italien né en 1880 à Palerme qui aurait étudié la littérature anglaise à Montreux avant de publier la Chanson d'amour de J. Alfred Prufrock puis Lolita qui lui aurait apporter une certaine notoriété, et qui, ne pouvant défier la cruauté de la postérité, serait mort à Milan en 1977 ? Statistiquement on ne pourra pas trouver d'écrivain français né en 1883 à Paris qui aurait étudié les littératures romanes à Montreux avant de publier le Verdict puis Locus Solus qui lui aurait apporter une certaine notoriété, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Prague en 1933 , c'est évident.

    Statistiquement on ne pourra pas trouver d'écrivain italien né en 1888 à Genève qui aurait étudié la philosophie à Prague avant de publier Ulysse puis Machenka qui serait passé inaperçu, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à St Petersbourg en 1977 , c'est évident. Comment imaginer un écrivain américain né en 1880 à Montreux qui aurait étudié la littérature anglaise à Harvard avant de publier Gens de Dublin puis la Chanson d'amour de J. Alfred Prufrock qui serait passé inaperçu, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Harvard en 1965 ? Essayez d'imaginer un écrivain anglais né en 1877 à St Petersbourg qui aurait étudié les littératures romanes à Milan avant de publier la Terre Gaste puis Gens de Dublin qui lui aurait apporter une certaine notoriété, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Vienne en 1941 ! Comment imaginer un écrivain américain né en 1888 à Montreux qui aurait étudié la philologie à Londres avant de publier la Chanson d'amour de J. Alfred Prufrock puis Lolita qui lui aurait apporter la gloire, et qui, la postérité pouvant se montrer bonne fille, serait mort à Milan en 1973 ?
  8. Poèmes courts (Guy Chaty). Chaque poème est constitué de 3 vers puisés dans un corpus. Une atmosphère inattendue pourra se dégager si le corpus est suffisamment varié. En différenciant et singularisant 3 corpus ( 5-7-5 syllabes) on peut tendre vers le haïku.
    un homme rit
    un oiseau se pose
    l'herbe pousse

    un garçon crie
    dans le taillis
    toujours

    le matin
    sur le rivage
    bientôt
  9. Annonce (Guy Chaty). Divers corpus parodiques. Là, l'effet humoristique sera d'autant plus surprenant que les corpus seront variés. Certains accords en genre et en nombre sont imposés.
    Homme dynamique âge inconnu diplômé d'HEC cherche désespérément Vieux monsieur entre 40 et 50 ans cadre supérieur pour sortie le WE agence s'abstenir

    Femme énergique 80 ans élégante désire rencontrer JF moins de 70 ans aimant les pique-niques en vue du veuvage si pas sérieux s'abstenir
  10. Tradudes (Guy Chaty) 2 Corpus, l'un formés de mots formés sur le son tra, l'autre sur le son des , comme le tramway du désir. Concaténation sans autres contraintes.
    le trac du dessert / le travail du déséquilibré / le tracteur du destin / le tragique du despote / le trafic du déshérité / le tracas du déserteur / le tragique de la désillusion
  11. Lenudeso (élève de Drancy) Idem Letradudes avec le(ou la) – nu – du - so
    le nu du somnanbuel / le nuage du soir / la nuit du soja / le nutela du soleil / la nuit du somnambule / le nuage du sol / la nul du seau / la nutrition du soleil / la nuisette du socrate / la nuance du soprano / le nucléaire du soleil / le nu du sommeil / le nutel du sommet
  12. Proverbesprit (Philippe Ehret) : Construit sur le modèle de la phrase « l'esprit est vif mais la chair est faible » ; à partir de quatre corpus – correspondant à « esprit » « vif » « chair » et « faible » avec contraintes syntaxiques (genre, nombre, élision)
    les adresses sont pétillantes mais les enveloppes sont maigres

    les intentions sont mordantes mais les corps sont incertains

    l'intelligence est combative mais la sensualité est épuisée

    la volonté est pénétrante mais la tentation est maladive

    la cervelle est brusque mais le muscle est doux

    la fantaisie est perçante mais la bidoche est lâche
  13. Annonce (élève de Drancy). Thème : extra-terrestres
    humanoïde cherche un extra terrestre jeune et beau

    ovni cherche ovni qui aime dessiner
  14. Boules de neige (classe de 5ème, Livry-Gargan). 7 corpus contenant des expressions de longueur déterminée croissantes puis décroissantes.

    demain
    pourrais-tu
    tracer un triangle
    pendant deux heures d'affilée
    avec mon compas
    de maths
    bof

    après
    pense à
    aimer les maths
    sur ton grand bureau
    à livry-gargan
    très bien
    juste

II . avec CAVF

L'utilisateur est cette fois l'auteur qui doit inventer un programme comprenant structure, corpus, contraintes.

  1. Lumières de John Trader (Josiane Joncquel). Trois alternatives successives sont proposées au lecteur. Les choix du lecteur déterminent le scénario.

    Deux mondes l'attirent. Afin d'entrer dans l'un, il faut quitter l'autre.

    La question : Que fait-il ?
  • Il entre dans les ténèbres.
  • Il suit la lumière.

    Il voit une foule qui fuit et un fou qui hurle.

    La question : Comment réagit-il ?
  • Il fuit avec la foule.
  • Il reste avec le fou.

    Il se rappelle l'autre monde avec la lumière claire de l'étoile brillante…

    La question : Quelle est sa réaction ?
  • Suivra-t-il la lumière claire et inoffensive ?
  • Restera-t-il où il est ?

    Deux mondes l'attendent, l'attirent et l'enveloppent. Afin d'entrer dans l'un, il faut quitter l'autre. Mais si, donc, on le quitte, on se trouve dans l'autre. Ils sont comme le crépuscule et l'aube. La lumière semble la même, mais la direction de l'ombre ne l'est pas. L'une mène à la lumière, l'autre mène aux ténèbres. Ici, on ne peut vraiment rien voir; il faut marcher et suivre.
    Il entre dans les ténèbres. Au commencement, on est aveuglé par les profondes ténèbres, mais lentement, le ciel est percé par une seule étoile. Dans la faible lumière, on peut distinguer d'autres êtres qui regardent et espèrent. Tous se réjouissent de cette lueur, mais personne ne bouge, sauf le fou qui hurle : " Il faut changer, agir et vous approcher de la lumière si vous voulez aimer !" Les gens se dispersent dans tous les sens.
    Il court aussi avec la foule, mais il hésite. Il a voulu aimer la lumière dans les ténèbres, mais pas trop. Il n'a pas voulu être brûlé. Donc il court, mais vers quoi? Vers l'autre monde, avec sa lumière claire et inoffensive, vers le monde sans mystère, mais dont on peut voir les choses clairement ? Il se retourne, dans un instant indécis, et regarde encore l'étoile brillante.
    Il ne bouge pas. Il regarde encore le fou et l'étoile solitaire, et voilà que la différence entre les deux devient de plus en plus minime. Il est difficile de dire qui luit le plus. Il se lève et se met à suivre le fou. L'étoile explose en plusieurs autres et le ciel est rempli par la lumière.
    Grâce à cette lumière, il peut regarder la Lumière. Le fou n'était point encore fou. Le terrain n'était point encore obscur. Il n'était point encore lui-même. Il est entré dans la véritable lumière qui éclaire tout homme. Enfin, il peut voir…
  1. La libération (Isabelle). Quatre alternatives successives sont proposées au lecteur. Les choix du lecteur déterminent le scénario :

    Un homme sort de prison.

    La question : Que voit-il?
  • Une femme l'attend. *
  • Personne ne l'attend.

    Il reconnait son ancienne maîtresse. Il va à sa rencontre. Elle l'accueille avec froideur.

    La question : Comment réagit-il?
  • Il reste avec elle.
  • Il s'en va. *

    Sans but, il erre longtemps dans les rues.

    La question : Où va-t-il?
  • Il va s'asseoir à la terrasse d'un café. *
  • Il va sur un pont.

    Il charme la serveuse et l'emmène à l'hôtel. Il la regarde dormir.

    La question : Que fait-il?
  • Il tend sa main vers elle pour la caresser. *
  • Il tend sa main vers elle pour l'étrangler.

    Le cerbère qui garde la sortie de la prison me grimace un curieux sourire. Aujourd'hui s'achève dix ans d'une vie étroite bornée aux quatre murs de ma cellule qui n'ouvrait qu'un œil esseulé sur une cour désespérément close. Devant cette promesse d'une nouvelle vie, j'ai risqué une lettre maladroite et timide à ma maîtresse de jadis. Je me suis souvenu, au cours d'une de mes insomnies précédant ma libération, de ses serments d'autrefois qu'elle minaudait à mon oreille et qu'elle m'avait réaffirmée malgré mon incarcération. Pendant deux ans, elle est venue me voir au parloir. Mais voilà huit ans que je ne l'ai pas revue: elle ne supportait pas, disait-elle, l'odeur de transpiration qui suintait dans la chaleur étouffante de cette pièce borgne et les regards libidineux des autres détenus. C'est vrai qu'elle était jolie ! Nous avons encore eu un tendre échange épistolaire pendant plusieurs années. Mais la tendresse s'est muée en une habitude indifférente. Je n'ai pas insisté: il était injuste de la condamner elle aussi à porter mes chaînes. Cependant, je n'ai pu résisté à l'égoïste tentation de l'informer de ma libération. Près à affronter la destinée que me réservent les Dieux, je franchis d'un pas chancelant la porte démesurée qui peut-être, autrefois, s'est ouverte sur de criminels titans. Me voici libre! Enfin libre! L'air dilate mes poumons. La lumière m'aveugle. Mon espace s'élargit. Je fouille d'un regard éperdu d'espérance la rue, à la recherche de son visage rassurant : le sien.

    Parmi les passants indifférents, dans le vague horizon de mon regard, j'aperçois soudain une silhouette immobile et solitaire, face à moi, que je distingue avec difficulté. Je suis, des hanches à la poitrine les courbes replètes et féminines. Et je plisse les yeux pour chasser les ombres qui cachent le visage de cette femme. Je ne peux m'empêcher de suspendre mon pas sans un mouvement de répulsion: c'est elle ! Elle est aujourd'hui absurdement laide. Pourtant, c'est elle ! Je reconnais, dans son visage creusé de lassitude, les yeux vairons qui m'avait charmé par leur aspect insolite et qui ont longtemps peuplé mes songes carcérals dans de curieuses fantasmagories. Un élan de gratitude me submerge alors, gratitude qui touche presque à la tendresse. Qu'importe qu'elle soit belle ou laide ! Elle vient à elle seule peuplée ma solitude. Je m'approche d'elle, tremblant d'une angoissante espérance dont j'ignore pourtant le sens. -Qu'est-ce que tu as vieilli ! M'assène-t-elle froidement aussitôt que je me trouve face à elle.

    Devant l'accueil glacé de cette grotesque étrangère, qui n'est plus qu'une image déformée de celle que j'ai aimée, je vacille et mon âme se révolte. J'avais cru naïvement que, au dehors, les hommes seraient plus humains. Candide espoir! Mieux vaut chercher ailleurs ce qui rompra ma solitude... Mais pas auprès de ce coeur aigri par l'absence. Sans un mot, je me détourne. Et je m'en vais, sous le regard stupéfait, rageur mais néanmoins silencieux de cette inconnue. Sans but, j'erre dans les rues noyées de ce soleil estival. Longtemps. Simplement pour me donner une contenance, et me satisfaire du rassurant mensonge qui voudrait que mes pas me mènent quelque part.

    Enfin, lassé de marcher en vain, je m'arrête à la terrasse d'un café. La serveuse, une brune effronté, me toise avec une moue lascive. Je m'aperçois que ma vieillesse n'a pas usé mon charme d'autrefois. J'en suis satisfait. Lorsqu'elle passe près de moi, je lui saisis le poignet: - Je t'invite à manger quelque chose ce soir? - Si c'est vous qui payez, d'accord! me répond-elle avec arrogance. Nous avons dîné. Ensuite, je l'ai amenée à l'hôtel, cette peu farouche jeune fille. Nous faisons l'amour. Sans plaisir. Couché à côté d'elle, je n'arrive pas à trouver le sommeil. Quelle sensation étrange: j'ai passé dix ans dans ma petite cellule. Et aujourd'hui que je peux à nouveau goûté aux plaisirs de la liberté et de l'espace, j'étouffe. L'espace me donne encore davantage l'impression de vide. Dans ma cellule exiguë, ma vie étriquée semblait à ma mesure. Je me surprends à la regretter, avec une douloureuse nostalgie, comme si j'avais entre les murs de la prison ma patrie. Je regarde cette compagne de fortune, sa peau blanche…

    Je tends ma main vers elle et touche sa joue dans un effleurement. Non, elle n'est pas vraiment belle. Mais un espoir se dessine peut-être : l'espoir d'un amour possible, ou en tout cas d'un futile plaisir éphémère, celui de la chair. Un espoir? Que dis-je? Une vaine chimère... Comme un silencieux cancer, la prison a rongé à l'intérieur de moi cette amie nécessaire : l'espérance. Je n'attends plus rien de la vie. Sinon le repos. Les écueils de la liberté me semble infranchissable. Une angoisse affreuse m'oppresse. Que faire de ces années qui me restent encore à vivre? Condamné à être libre... Voilà mon triste lot ! Ma compagne d'infortune ouvre un œil lourd de sommeil, éveillée par ma caresse. Elle me sourit, encore dans les bienheureuses limbes du songe. Et j'envie son insouciance... Et je pleure malgré moi la terrible certitude qui m'étreint. Je ferme autour de son cou le collier de mes mains. Elle se débat un moment en tendant désespérément ses bras vers moi. Mais déjà, je lis dans ses yeux l'ombre livide de la mort. Un râle étranglé... Puis son inutile lutte cesse. Jadis, j'ai cru qu'une femme aurait pu me sauver en me détournant de la prison. Aujourd'hui, une femme, étrangère, me sauve en m'y ramenant, comme l'enfant perdu que je suis sur la route de mon destin. D'une main assurée, je décroche le téléphone qui trône sur la table de nuit, compose un numéro. Une voix administrative m'accueille dans sa monotone litanie: - Police nationale j'écoute. - Bonjour Monsieur ! dis -je d'une voix polie. Un meurtre a été commis. J'en suis l'auteur. Un silence perplexe. - Venez me chercher, rajoutais-je. je vous attends.
Page mise à jour le 18/12/2013 19:32